La procrastination : le retardataire chronique

Un « retardataire chronique », appelé procrastinateur, n’arrive pas à se mettre à la tâche surtout lorsque cela ne lui procure pas une satisfaction immédiate.

Mais cela ne signifie pas « ne rien faire », au contraire : il peut être pris d’une véritable frénésie d’activités – tant que celles-ci n’ont aucun rapport avec la tâche problématique.

C’est une bien curieuse « maladie » que cette procrastination, dont il est difficile de démêler si elle est de l’ordre d’une « mauvaise habitude » ou d’une véritable pathologie. Il reste que pour ceux qui en sont atteints, il s’agit d’un véritable « empêchement à vivre » au point qu’il peut compromettre une existence toute entière, ce qui justifie de s’en préoccuper.

Le phénomène est bien connu,  si le terme l’est moins : de  « cras » qui en grec signifie « demain » et du préfixe « pro » qui indique une direction,  voire une intention. D’où procrastination = tendance à remettre au lendemain, ce qu’on peut faire le jour même.

Bien sûr, on pourrait penser qu’il s’agit d’un terme complaisant pour désigner ce qui serait simplement de l’ordre de la paresse, si ce n’est qu’il y a dans la procrastination quelque chose de beaucoup plus mystérieux, voire d’extravagant, qui la fait basculer du trivial dans le pathologique.  Car les procrastinateurs ne « choisissent » pas leur mode de fonctionnement,  d’autant  qu’il leur demande en fin de compte une grosse somme de  travail outre le fait qu’il soit générateur de beaucoup de problèmes dans leur quotidien.

L’exemple de Christine, épouse d’un procrastinateur, qui nous dévoile ses inconvénients et son absurdité :

Il m’est arrivé de passer tout un weekend à la maison sous prétexte que, cette fois, oui, c’était décidé, on allait se débarrasser des piles de vieux  journaux qui encombraient jusqu’au plafond la seule pièce disponible.

Si ce n’est qu’il n’était pas question de jeter un seul numéro du Monde, aussi ancien soit-il, sans avoir vérifié au préalable qu’il ne contenait aucun article susceptible de présenter un intérêt quelconque : Il fallait donc feuilleter, relire, découper, classer, de sorte que le lundi matin, la situation reproduisait à l’identique ce qu’elle avait donné à voir le vendredi soir.

Paresseux, le procrastinateur ?

Surtout pas. Capable au contraire de se lever à 5 heures du matin pour prendre un avion en fin de matinée qu’il finira par rater parce qu’il aura trouvé plein de choses à faire d’ici là. Capable,  comme ce jeune professeur de passer un weekend entier à mettre au point de nouvelles méthodes de travail si ce n’est que le lundi matin, il aura oublié de corriger les copies que  ses élèves attendent depuis déjà un trimestre. Capable, comme ce célibataire d’occuper tout son temps libre à repasser ses chemises,  à faire les courses et la vaisselle, alors qu’il se plaint de ne pas avoir le moindre  moment pour écrire comme il en rêve. Ce ne sont ni des paresseux, ni des indolents, car tout ceci est au contraire vécu dans un contexte de fébrilité et d’anxiété.

 

La procrastination

La procrastination

Alors, quelle explication ? 

Les exemples pourraient se multiplier,  plus ou moins gênants, plus ou moins ridicules, sans qu’on puisse les relier à des types de personnalités déterminés.

Sauf à observer une prévalence chez les obsessionnels compte tenu de leur propension au doute et de leur difficulté à passer à l’acte, et chez certains paranoïaques en vertu du principe que ce sont « les autres » qui doivent les attendre.

Les ouvrages spécialisés définissent le procrastinateur comme une personne ayant peur. Peur de l’échec, peur de ne pas être « à la hauteur »  peur de ne pas être parfait.

Ainsi, il va différer le verdict d’un résultat qu’il envisage comme nécessairement incertain, ce qui explique qu’il va passer un temps considérable dans les « préparatifs », afin de ne pas se confronter à l’essentiel. C’est Ferdinand qui passe des heures à découper et rassembler des articles sur les sujets les plus divers : sports, spectacles, littérature, people… de manière à être imparable au moment où il rencontrera la femme de sa vie. Sauf que la rencontre en question risque de lui échapper, tout occupé qu’il est à les classer. C’est Philippe qui s’épuise à fabriquer de magnifiques plannings en couleur où la plus insignifiante de ses activités est répertoriée, quart d’heure par quart d’heure,  de sorte qu’il ne lui reste plus aucun temps pour le mettre en œuvre.

Mais le perfectionnisme n’est qu’une explication de surface. 

Ce qui est insupportable au procrastinateur , c’est la pression du temps. Etant entendu que pour lui, le temps, c’est le temps social,  le temps des horloges, le temps imposé.

Et c’est pour déjouer ce qu’il considère comme une atteinte à sa liberté qu’il refuse de se plier aux règles communes. Mais il reste à comprendre que ce qui pourrait passer pour de la « désobéissance », n’est rien d’autre que la fuite dans un autre monde,  un monde  où les emplois du temps n’auraient plus cours,  parce que le temps n’aurait plus d’autre sens que celui qu’on serait disposé à lui donner. Une réflexion d’un patient m’a interpellée : « Au fond, me dit-il, si je ne peux me concentrer sur aucun travail, c’est que j’ai peur d’y perdre mon temps » ce qui nous invite à nous poser la question suivante : Et si la procrastination était de l’ordre de l’existence. A force de remettre sans cesse au lendemain son travail, ses obligations, sa vie, etc, cette bizarrerie de comportement peut s’apparenter à la réplique  « ce n’était pas pour de vrai.».

 

Kundera, dans « L’insoutenable légèreté de l’être », défend la thèse  que la vie est la seule expérience que l’on n’a pas l’occasion de recommencer. Donc, on n’apprend pas à vivre, ce qui est aussi une façon de donner du prix au présent. Le procrastinateur, lui, fait au contraire comme s’il avait tout son temps, comme si de ce temps-là, il devait être crédité une seconde fois.

 

le retardataire chronique

le retardataire chronique

Alors, que faire pour lui ?

Le problème est que la procrastination ,  même si nous la créditons de cette finalité  qui consiste à ignorer le temps,  reste essentiellement, en terme de conduite, de l’ordre de la compulsion. Il s’agit donc d’une véritable maladie qui doit être traitée en tant que telle. La bonne volonté n’y suffit pas. Ici, la méthode-type reste le comportementalisme,  avec ce qu’elle peut comporter d’autoritaire. Puisque le procrastinateur ne « peut » pas passer à l’acte – du moins dans les temps impartis, il va falloir l’y obliger. Car seul le saut dans l’action, avec la contrainte de l’objectif, est  capable d’aboutir à un changement d’attitude. Le thérapeute comportementaliste va donc se mettre littéralement à la place de son patient,  lui imposant de venir à bout de telle décision dans un délai déterminé, de lui en rendre compte, tout en tenant le journal de ses hésitations et de ses récidives. C’est donc une méthode extrêmement directive,  analogue à celle qu’on peut appliquer dans le traitement des TOC.

Il est vrai que nous sommes,  d’une certaine façon, dans le même registre : des comportements automatiques qui relèvent sans doute d’une angoisse profonde.

Quelques techniques, à pratiquer chez soi..

On trouvera ci-dessous un certain nombre de recettes destinées aux procrastinateurs :

– Se faire un programme qui tienne compte à la fois du but à atteindre,  du temps disponible et des étapes nécessaires pour y parvenir (ne pas trop détailler le planning pour ne pas y passer tout son temps),

– Décomposer  la tâche en autant de tronçons différents pour qu’elle soit abordable. Comme l’écrivait Descartes dans le Discours de la Méthode : « diviser chacune des difficultés afin de mieux les examiner et les résoudre»,

– Se trouver un coach à qui rendre compte de ses hésitations ou de ses récidives, afin qu’il soit en quelque sorte votre mémoire. Lui se rappellera – si vous l’avez oublié – que vous vous étiez promis cette semaine de revoir votre C.V ou de réserver des places pour une exposition qui fermera sous peu.

Autant de pratiques qui demanderont de la modestie, obligeront à une certaine contrainte, mais qui peuvent amener progressivement le patient  à se défaire de sa procrastination, du moins dans sa dimension répétitive,  celle qui est de l’ordre de la mauvaise habitude. Je reste cependant  persuadée que tous ces efforts, aussi méritoires soient-ils, ne peuvent constituer que des palliatifs tant que le procrastinateur n’aura pas révisé son rapport au temps,  à savoir que le temps,  loin d’être son ennemi, constitue le matériau même à partir duquel il peut  construire sa vie.

Ainsi, nous ne pouvons que constater  à quel point cette question du temps représente un problème essentiel dans la mesure où ce temps  qui nous échappe constitue  la trame même d’une existence dont il scande les différentes étapes. On conçoit très bien la dimension d’angoisse à laquelle nous nous trouvons dès lors  confrontés  et qui justifie les stratégies d’évitement que nous avons évoquées :

• de cette dispersion dans les tâches quotidiennes  ou la distraction au sens pascalien du terme qui va nous amener à « tuer » le temps,

• jusqu’à cette volonté d’arrêter le temps dans un retour nostalgique vers  le temps d’avant ou une vision utopique du temps d’après – parce que le temps présent se révèle insaisissable ou insatisfaisant,

• et à cette tentative  désespérée du procrastinateur  d’ignorer le temps dans la mesure où précisément il se prépare à ne rien en faire.

Stevan Jobert pour Psychologika