Texte établi et réactualisé d’après : Simon, P. (2010). Glossaire de Psychologie et de Psychopathologie. Bagneux : Editions JePublie (ISBN 978-2-7466-2374-3), pp. 63-84.

Vers une réhabilitation du concept d’« Âme » ?

  1. Introduction
  2. La conception ancienne de l’« Âme »
  3. Evolution du débat religieux à propos de l’« Âme »
  4. Définition du concept d’« Âme » en psychologie
  5. Evolution du concept d’« Âme » en psychologie
  6. Vers une « réhabilitation » du concept d’Âme ?
  7. Bibliographie

 

Introduction :  Il est bon de rappeler que l’« Âme » a été l’objet premier de la psychologie ou « sciences de l’Âme »… Si bien sûr l’« Âme » est au départ un concept religieux, il n’en reste pas moins vrai que ce concept a été couramment utilisé en littérature, en philosophie et en psychologie sans qu’il soit question d’un dogme religieux :  « Il n’est pas possible de nier que des écrivains tels qu’en Allemagne Hoffmannsthal et Schnitzler, en Angleterre Henry James et Wilde, en France Proust, Valéry, Cocteau, Colette, tant d’autres, ont parlé spontanément de l’âme, dans un sens que nos intellectuels préfèrent laisser de côté. Loin d’exprimer une croyance en un dogme religieux, loin de se présenter à eux comme objet psychique destiné exclusivement à l’étude ou à l’investigation, l’âme servait à désigner un organe non corporel que chacun, croyant ou athée, jugeait indispensable à la vie. (…) Une telle tradition de l’âme s’est maintenue dans le XXe siècle bien plus avant qu’on ne l’imagine. Les concepts qu’elle véhiculait, désormais plongés dans l’oubli, sommeillent dans des mots familiers à notre pensée actuelle, mais dont l’usage a progressivement changé. » (Préface de Michèle Montrelay, Bettelheim, 1984, p. 16).  Quoique l’« Âme » soit considérée aujourd’hui par la majorité comme un concept non- scientifique et dépassé, nous nous posons justement la question de l’intérêt que pourrait avoir ce concept dans la compréhension de la psychologie humaine autant dans ses aspects sains que pathologiques… Nous considérons en effet que le débat autour de l’« Âme » n’est pas encore arrivé à sa conclusion certaine… Il me semble donc utile de réanimer les enjeux de ce débat en le replaçant dans sa perspective historique…

La conception ancienne de l’« Âme » :  « Auparavant, on associait l’esprit à la pensée et l’âme au sentiment » (Encyclopédie Wikipédia, article « Âme »).

Le fait d’associer l’Âme au sentiment donnait à celui-ci une place première dans le développement humain, y compris dans la relation humaine en général et la relation thérapeutique en particuliers. Ici, nous entendons par « relation thérapeutique » toutes relations de soins, liés à la médecine ou à la psychothérapie. Et il est bien connu qu’auparavant, la médecine et la psychothérapie étaient englobées dans la « religion ». Ainsi, les médecins grecs centraient leurs interventions sur l’Âme, donc à un niveau émotionnel, pour guérir. Pour ce faire, ils utilisaient notamment la musique et la poésie… Ainsi en est-il d’Eryximaque, médecin dont la pratique est évoquée par Platon dans son fameux « Banquet »… L’« Âme » était aussi considérée comme le fondement de la civilisation. Toute vie sociale était considérée comme impossible sans le « sentiment », ainsi que l’enseignent, par exemple, Confucius (anonyme, 1981) et Platon  (1991).

En effet, pour ces deux philosophes, c’est le sentiment d’amour , le ren pour l’un et 1 Eros pour l’autre, qui va maintenir l’unité sociale : les règles ou les lois, quoique secondairement utiles, ne pourront jamais amener quelqu’un durablement à respecter l’autre si le sentiment correspondant n’est pas présent !… Cependant,  la place à donner au sentiment dans l’édification de notre civilisation et donc la conception de l’Âme telle qu’énoncée ci-dessus ont toujours fait l’objet de controverses, particulièrement en Occident. Si dans l’Antiquité, la majorité semblait donner la première place au sentiment ; aujourd’hui, quasi tout le monde est convaincu qu’« il n’y a pas de vie sociale possible sans loi ou règlement »  !… Il nous a semblé utile de revenir sur les étapes décisives d’un tel revirement…  Evolution du débat religieux à propos de l’« Âme » : 2  « Au cours du 8  concile de Constantinople en 869  (Constantinople IV), Il a été décrété la suppression de l’esprit dans le 11  canon, l’âme comportant désormais une partie spirituelle. C’est de cette époque que date la confusion entre « âme » et « esprit ». Auparavant, on associait l’esprit à la pensée et l’âme au sentiment. La trichotomie (corps, âme et esprit)  a été bannie au profit de la dichotomie (corps et âme). On est donc passé d’une vision équilibrée de l’homme (l’âme équilibre et harmonise le conflit entre le corps et l’esprit) à une vision dualiste (le corps s’oppose à l’âme ou l’esprit). Le canon en question dit :  « Anathème à quiconque soutient qu’il y a deux âmes dans l’homme ».  Wikipedia commente :  « (…) On ne peut donc pas dire catégoriquement que l’abolition de l’esprit provient de ce concile, toutefois il faut reconnaître que l’abolition de l’esprit est bien effective dans l’Eglise catholique. En effet, dans le catéchisme romain de 1992, il est dit :  « L’homme est composé d’un corps et d’une âme » » (Encyclopédie Wikipédia, 11/11/06, article « Âme »).  Le « Catéchisme de l’Eglise Catholique » précise : e 3 e 4  « 2516 ~ Déjà dans l’homme, parce qu’il est un être composé, esprit et corps, il existe une certaine tension, il se déroule une certaine lutte de tendances entre l’« esprit » et la « chair ». Mais cette lutte, en fait, appartient à l’héritage du péché, elle en est une conséquence et, en même temps, une confirmation. Elle fait partie de l’expérience quotidienne du combat spirituel » (Collectif, 1998, p. 511).

« 2846 ~ Nous sommes engagés dans le combat entre la chair et l’Esprit ». (Collectif, 1998, p. 581).  Nous pourrions résumer ces deux positions à l’aide de deux schémas, le premier présentant la vision dichotomique :
Pierre Simon1

L’humain est vu dans ce schéma comme vivant un conflit interne que Paul résume très bien :  Romains 7 : 15, 18 et 19 ~ 15 Car je ne sais pas ce que je fais : je ne fais point ce que je veux, et je fais ce que je hais. (…) 18 (…) j’ai la volonté, mais non le pouvoir de faire le bien. 19 Car je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je ne veux pas.

Il fait en effet partie de l’expérience courante de l’être humain de faire des choses que l’on aimerait ne pas faire (exemple : grignoter entre les repas) ou d’être incapable de tenir de bonnes résolutions (même si elles restent dans l’ordre du possible) que l’on s’est pourtant promis de réaliser (exemple : faire un jogging tous les matins). Dans la vision dichotomique, l’Esprit est confondu avec l’Âme et est donc en conflit direct avec le corps. La personne sera donc de manière constante divisée entre ce que lui dictent l’esprit et les « pulsions » du corps. Il y a donc nécessité d’un « tiers » extérieur à  « Soi », c’est-à-dire « Dieu » ou « la Société » ou leurs représentants, qui doivent nous rappeler en permanence, par des « règles » ou des « lois », quel « camp » choisir… Dans ce modèle, il n’y a donc pas de liberté possible, la soumission à un « tiers » sera toujours indispensable…

Ainsi, la « Règle » de Saint-Benoît énonce :  Ch. V, 22 jan ~ « Ainsi, loin de vivre à leur guise et de s’assujettir à la satisfaction de leurs désirs, marchant au contraire selon le gré et la volonté d’autrui, ils se retirent dans les monastères, où ils ne souhaitent rien de mieux que de se placer sous la conduite d’un abbé. » (Collectif, 1980, pp. 45 et 46).

Ch. VII, 5 févr. ~ « Le huitième degré d’humilité est qu’un moine ne fasse rien qui ne soit conforme à la règle commune du monastère, ou encouragé par la tradition des anciens. » (Collectif, 1980, p. 61).

C’est « volontairement » que le moine doit renoncer à se laisser aller à ce que son intérieur lui impulse pour se soumettre entièrement à une autorité extérieure à lui. A cette vision dichotomique s’oppose la vision trichotomique de l’être humain qui peut être représentée comme suit :

Pierre Simon2

Dans ce deuxième schéma, on voit l’Âme, troisième composant de l’être humain, en parfaite communication avec les deux autres composants, l’« esprit » et le « corps », et c’est ainsi qu’elle est capable de générer une unité parfaite de la personnalité. Dans cette conception « trichotomique », le conflit entre l’esprit et le corps n’est pas nié mais un troisième composant, l’Âme, interne à la personne, vient apaiser ce conflit et contribue à l’harmonisation du corps et de l’esprit, donnant ainsi lieu à une unité esprit-corps dont la totalité est aussi appelée « Âme ».  Comprenons bien que cette « totalité » est « plus que la somme des parties » et forme une nouvelle entité dont les propriétés sont très différentes de ce qui lui préexistait. Cette idée nous est peut-être plus compréhensible si nous l’illustrons par la chimie : l’hydrogène et l’oxygène sont deux gaz différents mais qui peuvent s’unir pour former l’eau, un corps dont les propriétés sont très différentes de celles de l’hydrogène ou de l’oxygène pris chacun isolément quoique ce corps reste bien composé de ces deux éléments…  L’Âme étant intérieure à la personne humaine, une liberté est possible en ce sens que l’être humain peut choisir de faire quelque chose sans plus être contrarié par une partie antagoniste de lui-même… La liberté en ce sens est possible mais ne n’est pas acquise d’emblée, elle se développe au fur et à mesure que la personne progresse vers l’unité d’elle- même…

La préoccupation principale des religions traditionnelles est en effet de créer les conditions de la préservation ou de la restauration de l’unité de la personne (voir Simon, 2006b)… Elles entretiennent la plupart du temps le souvenir d’une personnalité qui serait la preuve vivante que cette unité est possible. Ces personnalités sont en effet très rares, peut-être une personne sur plusieurs générations parvient à cette parfaite unité d’où la nécessité d’entretenir le souvenir de cette personne. Les « cathares », par exemple, voyaient en Jésus-Christ l’exemple d’une personne en laquelle « n’avait jamais été brisée » « l’unité substantielle (…) « esprit, âme, corps » » (Nelli, p. 34). Mais ces groupes minoritaires ont été considérés comme hérétiques et la plupart du temps éradiqués… C’est ainsi, le plus souvent par l’usage de la force, qu’en Occident a été mise au second plan l’émotion… C’est une évolution qui a eu des conséquences tout au long des siècles en littérature, en philosophie et enfin, en psychologie (voir la citation de Michèle Montrelay en introduction)…

Définition du concept d’« Âme » en psychologie :  

Bettelheim définit l’« âme » comme « la part émotionnelle de la nature humaine. » (Bettelheim, 1984, p. 157). Cette « part émotionnelle » jouant un rôle fondamental dans l’édification de l’unité de la personnalité, le concept d’« âme » est également utilisé par Freud pour désigner la « totalité » de la personnalité humaine :  « Peut-être, à ce moment-là, lui semblait-il [à Freud] particulièrement important qu’il soit bien établi que lorsqu’il était en train de parler de ce qui appartient au Moi, il s’agissait de notre vie mentale consciente, et que lorsqu’il se référait à l’ensemble des trois instances, (…) à notre vie consciente et inconsciente, il parlait de notre âme. » (Bettelheim, 1984, p. 156).  L’âme est en effet un corps composite, comprenant trois instances : le Ca, le Moi et le Sur-Moi. Deux de ces composants sont antagonistes : le Ca est le siège des forces instinctuelles qui peuvent être en conflit avec le Sur-Moi où sont rassemblés les interdits et les idéaux parentaux…

Ces trois instances peuvent cependant s’harmoniser (l’harmonie au sens platonicien était l’unité formée d’éléments antagonistes) et former ainsi une « totalité » qui est plus que la somme des parties, c’est-à-dire que lorsque la « totalité » est réalisée, elle n’a plus rien à voir avec les composants pris isolément (voir plus haut des précisions sur ce point)… Les post-freudiens reprendront un concept synonyme d’« âme » : le « soi ». Il s’agit au départ d’un concept philosophique, notoirement utilisé par Nietzsche (1996), qui désignait notre véritable personnalité, souvent ignorée (inconsciente) au profit d’un moi illusoire. Ce choix des post-freudiens a peut-être été motivé par le fait que de plus en plus le mot « âme » se réduisait à son sens religieux surtout depuis que les pays anglo-saxons sont devenus la référence en matière de psychanalyse après la Seconde Guerre Mondiale. Bettelheim (1984) précise en effet :  « Il est vrai qu’en Amérique on n’utilise guère le mot « soul » que dans un contexte religieux. Ce n’était pas le cas à Vienne, du temps de Freud. » (Bettelheim, 1984, p. 157).

Evolution du concept d’« Âme » en psychologie :

Le concept d’« Âme » était un concept central de la psychanalyse à ses débuts pour finalement totalement disparaître du vocabulaire de la psychologie et de la psychanalyse :  « La traduction des textes freudiens a donné naissance à de nombreux contresens, mais le plus grave a été d’éliminer toute référence à l’âme (die Seele). » (Bettelheim, 1984, p. 150).  En effet, Bettelheim (1984) nous explique que la domination des médecins sur la psychanalyse aux Etats-Unis a contribué à ce qu’un vocabulaire médical se substitue au vocabulaire psychanalytique et qu’ainsi des expressions métaphoriques visant à émouvoir se sont vues remplacées par des mots sans poésie qui renvoient à une réalité aussi précise et délimitée que possible :  « Dès 1905, dans le passage d’introduction d’un article intitulé « Traitement psychique (Traitement de l’âme) », il écrit :  « « Psyché » est un mot grec et sa traduction allemande est « Seele », « âme ».

Donc traitement psychique veut dire « traitement de l’âme ».  (…) Dans la Standard Edition, le titre de la conférence est devenu : « Traitement psychique (ou mental) », et l’on a traduit ainsi le passage :  « « Psyché » est un mot grec que l’on peut traduire par « esprit ». Ainsi « traitement psychique » veut dire « traitement mental ». » (Bettelheim, 1984, pp. 154 et 155).  Ceci résulte en partie de la confusion entre « âme » et « esprit » qui règne en Occident depuis des siècles et nous avons donc là un héritage direct de notre histoire religieuse… Bettelheim (1984) explique que la « psychanalyse américaine » étant insignifiante avant la Seconde Guerre Mondiale, elle n’avait éveillé aucune inquiétude chez Freud mais étant devenue dominante par la suite, son influence a été déterminante sur le monde occidental…  Bettelheim donne son explication à cette traduction tendancieuse :

« Je ne mets pas en doute la volonté des traducteurs anglais de présenter les écrits de Freud à leur public aussi fidèlement que possible – en fonction d’un certain système de référence. Quand Freud nous apparaît plus obscur ou plus dogmatique dans une traduction anglaise que dans l’original allemand, quand il semble manier des concepts abstraits, plutôt que s’adresser au lecteur lui-même, quand il parle de l’intellect au lieu de l’âme de l’homme, il ne faut probablement chercher l’explication ni dans une malignité ni dans une négligence de la part des traducteurs. On peut y voir un désir délibéré de maintenir Freud strictement dans le cadre de la médecine et, peut-être, une tendance inconsciente à se mettre à l’abri du choc affectif que Freud aurait voulu provoquer. » (Bettelheim, 1984, p. 97).

Bettelheim ajoute :  « éliminer toute référence à l’âme (die Seele) (…) nous empêche de bien comprendre que Freud avait une vision d’humaniste. » (Bettelheim, 1984, p. 150).

Rappelons que le postulat humaniste suppose une possible liberté humaine. En France, la domination du « structuralisme » (un courant philosophique) dans les sciences humaines en général et dans la psychologie en particuliers a aboutit, en ce qui concerne le concept d’Âme, au même résultat qu’aux Etats-Unis quoique par des moyens différents.

Ainsi, la « psychanalyse » lacanienne  a réussi à se substituer à la psychanalyse freudienne tout en se prétendant haut et fort dans la continuité de Freud. Les disciples de Lacan ont revu la traduction de Freud et pas dans le sens de donner la première place au sentiment mais bien au langage. Michèle Montrelay résume très bien la situation française :  « Parmi tous les mots que Bettelheim rend ici à leur sens premier, il en est un pourtant que Lacan n’a pas réhabilité. Celui-ci s’est bien gardé de tirer l’âme du grand sommeil où les traducteurs l’avaient plongée. En France aussi, à quelques exceptions près, le mot âme demeure censuré. Simplement les traducteurs se servent de procédés plus subtils. On n’a jamais vu ici que le Seele soit rendu par « intellect » ou « esprit ». On choisit plutôt des mots tels que psyché, psychisme, voire appareil psychique pour parler de ce que Freud appelait l’âme, tout simplement.

Et sans doute de son vivant, n’y avait-il aucune différence entre l’âme et le mot grec « psyché », comme l’explique Bruno Bettelheim. Mais, le temps passant, en France l’écart s’accentua entre les deux. L’emploi de psyché, puis de ses dérivés devint la règle dans les traductions, tandis que sur l’âme le silence se fit. » (Préface de Michèle Montrelay, Bettelheim, 1984, p. 13).  « comme le faisait Lacan lorsqu’il touchait à ce sujet scabreux, l’emploi du conditionnel, l’insertion préliminaire d’une petite phrase telle que : « … l’âme, si elle existait… », en glissant un certain doute dans le fil du discours, pouvait suffire à rassurer chacun. A moins que l’on ne choisisse le comique ou l’ironie. (…) Rappelons qu’il arrivait au maître de vocaliser le mot âme d’une certaine voix de fausset , réservée à cet usage : « La fâââme (femme), elle âme 2 (aime) l’âââme… » Tenez-vous à l’une de ces façons. Ou bien inventez-en d’autres. L’essentiel consiste à bien marquer le recul que vous gardez. Cela fait, vous pourrez disserter sur l’âme aussi subtilement, aussi longuement que vous voudrez. Vous garderez sauf votre honneur.

Mais qu’arrive l’impensable, qu’en un de nos petits cercles, vous parliez spontanément de votre âme, voire de celle de votre patient, quel dégoût, quel apitoiement sur-le-champ vous susciteriez ! Médecins et philosophes s’entendaient, il y a cent ans, à bannir le sexe de leur discours. Maintenant qu’il a droit de cité, qu’il est partout, au tour de l’âme de répandre une odeur suspecte. On en a honte, on en a peur. Qui sait si, dans cette culture où prospèrent les sciences dites « humaines », l’âme n’est pas devenue le vrai lieu de l’obscénité ? » (Préface de Michèle Montrelay, Bettelheim, 1984, pp. 14 et 15)  Il est particulièrement révélateur que les concepts d’« Âme » et de son équivalent philosophique « Soi » aient purement et simplement disparus du « Vocabulaire de la Psychanalyse » de Laplanche et Pontalis, deux disciples de Jacques Lacan… A la récupération de la psychanalyse par les médecins et les structuralistes, il faut ajouter l’évolution défavorable de l’épistémologie , excluant du champ de la « science » le concept d’« Âme ».

En effet, le critère de « falsifiabilité »  qui est considéré comme le critère incontournable d’une proposition scientifique ne permet plus l’utilisation du concept d’« Âme » ni d’ailleurs d’aucune autre métaphore. L’« Âme » en effet ne peut s’observer mais ne se révèle à nous que par une expérience intime d’ordre principalement émotionnel. Ainsi une personne qui n’a pas fait ce type d’expérience ou ne l’a pas relevé pourra soutenir qu’il n’y a pas d’« Âme » mais cela ne pourra pas pour autant démontrer que l’« Âme » n’existe pas en cette personne, l’« Âme » est juste restée chez elle inconsciente. Ainsi, il ne sera jamais possible de prouver le caractère faux de l’énoncé « l’Âme existe chez tous les humains »… La conséquence de l’adoption de ce critère scientifique a été que la psychanalyse et toutes les théories qui intégraient l’Âme ont été bannies des milieux universitaires. Et ce n’est pas sans conséquence dans une civilisation qui a mis une telle foi en ce qui est désigné comme scientifique… Un dernier facteur a joué : l’abandon des études classiques  ! Au lieu d’apprendre ce que Platon ou Apulée enseignaient sur l’Âme, nos adolescents étudient les mathématiques, tout à fait épurées de toute réflexion philosophique…  Aujourd’hui, le mot âme qui était très familier aux contemporains de Freud (Bettelheim, 1984) est désormais tombé complètement dans l’oubli y compris en ce qui concerne ceux qui sont sensés être des « spécialistes de l’âme » à savoir… les psychologues !…

Vers une « réhabilitation » du concept d’Âme ?

De plus en plus de scientifiques de haut niveau s’intéressent à ce que l’on appelle des « idiots-savant » (Frith, 1992 ; Gardner, 1997a ; Pinker, 1999 ; etc…) De plus en plus d’observations scientifiques sur ce type de « prodiges  » sont rapportés dans des revues scientifiques de haut niveau… Il s’agit de personnes déficientes intellectuelles et/ou autistes et qui manifestent des performances intellectuelles qui vont bien au-delà de ce qui est observé dans la population moyenne. Ces performances se manifestent dans des domaines très délimités (dessin, musique, mathématiques, danse, etc…) alors même que la personne du fait de son handicap ou de sa maladie mentale n’a pu suivre aucune scolarité normale. Le professeur Olivereau (1998) a eu l’occasion d’observer, lors d’une séance de « Communication Facilitée » , chez sa fille, qui est autiste, la manifestation spontanée d’une intelligence abstraite relative au dernier stade d’intelligence de Piaget alors que sa fille ne manifestait habituellement qu’une intelligence d’un niveau d’un enfant de 2 à 7 ans. A partir de ces observations, ce professeur a énoncé un ensemble de réflexions des plus intéressantes :

« Tout aussi étonnant que ces performances inattendues témoignant d’un  niveau cognitif élevé, est le fait que ce niveau cognitif est atteint d’emblée. Ce n’est pas un apprentissage, mais l’expression d’un autre registre jusqu’alors jamais manifesté, jamais révélé dans quelque communication que ce soit. Ceci est extrêmement énigmatique car tous nos modèles de la cognition, même s’ils reconnaissent des potentialités innées, exigent que ces potentialités soient rendues opérationnelles et progressivement complexifiées par interaction avec l’environnement social et physique. (…) Quand, comment, dans quel monde virtuel et/ou spirituel le moi éminemment lucide qui se manifeste dans la CF s’est-il constitué ? Je n’ai aucune réponse satisfaisante à cette question. » (Olivereau, 1998, p. 9).

Olivereau (1998) postule l’existence d’un « Soi », entité interne à la personne contenant d’emblée toute l’intelligence humaine :   « Ainsi la « cage de verre » du modèle initial existerait finalement, mais elle serait intracérébrale (?), en tout cas interne, comme si, par exemple, le Soi (le Self), (…) ne pouvait rejoindre le Moi (l’Ego) plus orienté vers l’action et la communication. Il est significatif que ce « déchirement » du sujet soit explicitement signifié (grâce à la CF) par certains sujets autistes, dont ma fille. La cage de verre existerait donc bien, mais serait interne au sujet dont le versant communicant serait d’autant plus pauvre dans sa relation au monde qu’il ne pourrait interagir avec l’autre versant (…) qui serait comme enfermé et incapable de manifester verbalement ses richesses) perceptives et réflexives. » (Olivereau, 1998, p. 11).  Ainsi, la manifestation de l’intelligence serait le fait d’une bonne communication entre le « Soi » (qui est le dépositaire d’une intelligence innée) et le « Moi » (qui ne serait que l’intermédiaire entre le « Soi » et l’environnement).

Si cette communication est défaillante pour des raisons neurologiques ou psychopathologiques, la personne sera en difficultés pour communiquer simplement avec son entourage le produit de son activité intellectuelle… Le postulat de l’existence du « Soi » semble selon Olivereau (1998) être la seule hypothèse explicative à ce jour du phénomène des « idiots-savant ». Olivereau (1998) conclut en effet son article de cette manière :

« Je pense que les découvertes permises par la CF confortent cette prédiction de Chartes TOWNES (prix Nobel de Physique, directeur du projet Apollo) faite en 1997 : « Le déterminisme ne tient plus la route, les physiologistes ne se sont pas encore rendu compte des limites du savoir, cela leur pend au nez ». Mais au-delà de l’épistémologie, la CF nous conduit à une réflexion approfondie, tant éthique que philosophique. La CF nous démontre que l’énorme domaine couvert par les neurosciences et les sciences cognitives est loin, comme on l’imagine encore, de recouvrir la quasi-totalité des rapports cerveau-esprit. Ceux-ci retrouvent un mystère que l’on croyait évacué. Des modèles apparemment désuets aussi vieux que l’Histoire, redeviennent envisageables. Les questions essentielles que se pose l’homme sur lui-même sont renouvelées. » (Olivereau, 1998, p. 12).  Vandenplas-Holper (1998), réfléchissant à ce qui pourrait caractériser le stade ultime du développement du jugement moral et faisant référence à Kohlberg, ressent également elle aussi la nécessité de recourir au concept de « Soi » :  le Soi cesse de constituer la figure par rapport au fond de l’infini. La personne fait ainsi l’expérience de l’unicité de l’univers et se considère comme une partie de celui-ci. » (Vandenplas-Holper, 1998, pp. 96 et 97).

Damasio (1995, 1999, 2003) a montré le rôle et l’importance de nos émotions dans divers de ses livres. Il affirme notamment :   « en raison de ses liens inextricables avec le corps, (…) [la perception des émotions] se manifeste en premier au cours du développement, puis garde une prééminence qui imprègne subtilement notre vie mentale. (…) puisqu’elle se développe en premier, elle constitue un cadre de référence pour ce qui se développe ensuite, et par là elle intervient dans tout ce qui se passe dans le cerveau, et notamment dans le domaine des processus cognitifs. » (Damasio, 1995, p. 206 et 207).  Damasio (1999, 2003) ne manque pas de rapprocher cette dimension émotionnelle d’un point de vue neurologique du concept traditionnel d’Âme notamment tel que l’utilise Shakespeare et l’utilisait la pensée religieuse traditionnelle… Frith (1992) également fait le rapprochement entre sa théorie de l’autisme et les observations de Feuerbach utilisant le concept traditionnel d’Âme. D’ailleurs, Frith (1992) ne peut s’empêcher elle-même d’utiliser les expressions « âme » et « état d’âme »… Mentionnons encore Linehan (2000) qui est considérée comme une spécialiste du traitement psychothérapeutique de femmes avec personnalité limite. Cette comportementaliste dit directement s’inspirée du bouddhisme et utilise également le concept de « Soi » (qui est un concept qui se retrouve dans le bouddhisme)…  Citons de même Christophe André, psychiatre comportementaliste, qui a eu recours au concept d’« âme » dans ses derniers livres et articles (à découvrir sur son site officiel : http://www.christopheandre.com/).  Ainsi, la recherche avançant et donnant de plus en plus d’importance à l’activité émotionnelle humaine, il n’est pas exclu que l’utilisation du concept d’« Âme » redevienne d’une évidente nécessité… Damasio (1995, 1999, 2003) a en effet défendu l’idée que l’approche scientifique de l’émotion (et donc de l’« Âme ») n’est nullement impossible…  Et en effet, les recherches actuelles autour, par exemple, de la Méditation en « Pleine Conscience » ont permis de mettre en évidence l’importance primordiale de notre dimension affective, de notre « cœur », ou de ce qui était appelé autrefois l’« Âme »… Citons Segal et al. (2006) à ce propos :

« Ce livre (Il s’agit du livre suivant : Segal, Z. V. et al. (2006). La thérapie basée sur la pleine conscience pour la dépression. Bruxelles : de Boeck.)  concerne en définitive le potentiel de transformation personnelle qui existe (exprimé traditionnellement comme un changement tant du cœur  que de l’esprit) à la fois chez les auteurs dans leur rôle de chercheurs et thérapeutes/instructeurs, et chez leurs patients. Une telle transformation est le travail de la pleine conscience elle-même, fruit d’une attention très spécifique accordée à tout le paysage, intérieur et extérieur, de sa propre expérience, y compris des émotions intenses. On pourrait appeler ceci le chemin vers l’incarnation de l’intelligence émotionnelle. » (Segal et al., 2006, pp. 13 et 14).  Il est probable que dans les années à venir, ce qui est appelée l’« intelligence émotionnelle » prendra de plus en plus d’importance en psychologie. Se fera alors de plus en plus ressentir le besoin de conceptualiser de la manière la plus simple notre dimension affective, il sera dès lors utile voire indispensable d’avoir recours aux 1 2                                                  1  Il s’agit du livre suivant : Segal, Z. V. et al. (2006). La thérapie basée sur la pleine conscience pour la dépression. Bruxelles : de Boeck.  Pris ici dans le sens de « siège des émotions ». 2 concepts traditionnels de « cœur » (comme le font Segal et al., 2006) ou même d’« Âme »… L’actualité scientifique récente pousse en effet en ce sens…

En 2012, paraissait dans la « Revue Francophone de Clinique Comportementale et Cognitive », un ensemble d’articles, fruit des recherches en psychologie menées par les universités de Louvain-la-Neuve, de Liège et de Genève, qui défendaient l’idée que au-delà des symptômes très divers que présentent les maladies mentales, il y avait peut-être des « ingrédients » communs, « transdiagnostiques », à toutes les maladies mentales… Un ingrédient fondamental serait notamment l’« évitement émotionnel », favorisant les ruminations et à l’impulsivité… Il se confirme ainsi que la problématique émotionnelle prend une place centrale dans le développement de la psychopathologie… Plus récemment, en 2015, est sorti en français un livre que le Professeur Paul Gilbert (2015), de l’Université de Derby (Royaume-Uni), a écrit en collaboration avec un moine bouddhiste et qui est intitulé « Pleine Conscience et Compassion »…  Dans ce livre, le Professeur Paul Gilbert (2015) réintroduit le concept de « Soi » (« Self ») comme fondement théorique d’une nouvelle application thérapeutique de la « Pleine Conscience » à savoir « La Thérapie Centrée sur la Compassion »… Ainsi, est en train de  s’imposer l’idée que les maladies mentales ont comme origine et fondement l’évitement émotionnel entraînant alors l’incapacité à éprouver consciemment le sentiment de compassion d’abord envers soi-même puis envers les autres… Parallèlement, est en train de s’imposer l’idée que la « Santé Mentale » serait liée à la « Pleine Conscience » de ses ressentis corporels et émotionnels (ou à la « Pleine Conscience » de ses « états d’Âme »), ce qui serait la condition du développement de sa capacité à s’aimer  et à aimer les autres…

Pierre SIMON

Psychologue et Psychothérapeute

Bibliographie :

  •  Anonyme (1981, 551-479 ACN). Entretiens de Confucius. Paris : Seuil.
  • Baeyens, C. et al. (2012). De la dépression à une perspective transdiagnostique : conceptualisation et interventions sur les ruminations mentales. RFCCC (Septembre 2012), Vol. XVII, n°3, pp. 66-85.
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